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Mark marchait d’un pas léger dans la rue de Verneuil, respirant à plein poumons l’air vif de l’automne parisien. En arrivant à Roissy, il lui avait semblé pénétrer dans une immense zone stérile. Les routes et les rues lui avaient paru vides, mornes, les automobilistes étrangement disciplinés, les passants renfrognés, pressés. Il avait fait un saut à son appartement, téléphoné à Joanna  – pas là, évidemment –, puis il avait pris connaissance des quatorze messages qui encombraient son répondeur. Les treize premiers ne présentaient pas grand intérêt. Le dernier émanait de Salinger, qui lui fixait rendez-vous à dix heures au bureau parisien du World Ethics and Research.

Il longea la maison des écrivains, s’arrêta au numéro 37, composa les quatre numéros du digicode. Les employés du Comité – dont onze étaient des femmes, Salinger aimait s’entourer de charme – le saluèrent d’un large sourire – hormis le seul homme de la volière, qui se contenta d’un geste de la main assorti d’un grognement.

Le professeur l’accueillit dans son vaste bureau dont les fenêtres habillées de voilages donnaient sur la cour intérieure. Tiré à quatre épingles comme toujours, costume de tweed confortable, cravate vert amande, cheveux blancs soigneusement organisés sur le sommet du crâne, moustache parfaitement en ligne, l’œil aussi gris qu’un ciel d’Angleterre. Mark s’attendait à chaque instant à le voir allumer un cigare ou sortir une flasque de whisky de la poche intérieure de sa veste, mais il ne fumait pas, ne buvait pas. Il n’avait pas d’autre défaut que celui d’être désespérément anglais.

Il désigna à Mark l’un des deux fauteuils de cuir fauve placés en face son bureau.

«Je n’ai que peu de temps à vous consacrer. Je dois me rendre dans... – il consulta sa montre – vingt minutes à la Porte Maillot. Un congrès. »

Salinger était toujours attendu à un congrès ou à une réunion importante au moment des explications.

« Allons donc à l’essentiel, professeur, fit Mark en se carrant dans un fauteuil. Primo, la prochaine fois que vous m’envoyez en mission, j’aimerais que vous ayez l’amabilité de m’en informer. »

Salinger s’assit à son tour, posa les coudes sur le bureau et le menton sur ses doigts entrecroisés.

« Les experts en stratégie militaire soutiennent qu’il est parfois préférable de taire les véritables objectifs aux hommes de troupe. La survie devient alors leur seule préoccupation, et leur efficacité s’en trouve...

— Vous n’êtes pas un officier, je ne suis pas un soldat, nous ne sommes pas sur un champ de bataille, coupa Mark d’un ton sec. J’exige seulement d’être traité comme un être conscient.

— J’en tiendrai compte à l’avenir. Je crois savoir que vous êtes un spécialiste du Tao...

— Qui pourrait se prétendre spécialiste en Tao ? »

Salinger balaya l’objection d’un revers de main.

« Parfois la réussite dépend de la force, de la partie consciente, du yang. Parfois elle repose sur l’imprévu, l’adaptation, le yin. Je n’ai pas cherché à vous duper, j’ai seulement essayé de tirer le meilleur parti des circonstances.

— Admettons. Deuxième point : à qui Jean Hébert a-t-il remis l’autre DVD ?

— A quelqu’un qui vous est très cher... »

Un voile se déchira dans l’esprit de Mark. Il se remémora tout à coup la disparition de Joanna, la petite virée en Asie dont elle avait parlé à Fred. Il en eut le souffle coupé.

« Ne me dites pas que...

— Jean Hébert était l’ami de Samuel Sidzik. Votre grand-mère m’est tout de suite apparue comme l’intermédiaire idéal. Elle-même a immédiatement adhéré au projet avec enthousiasme.

— Elle a plus de quatre-vingts ans, professeur !

— Quatre-vingts ans chez elle équivalent à quarante ans chez la plupart des êtres humains. Et puis son âge était un atout : on ne soupçonne les grand-mères de se mêler à ce genre d’affaire. Rassurez-vous, elle n’a couru aucun risque.

— Où est le DVD ?

— En lieu sûr. A mon tour de vous poser une question. Avez-vous récupéré les données stockées dans le laboratoire du Dalit ?

— Le DVD sur lequel elles ont été copiées a été détruit. Et le laboratoire a brûlé. »

Les yeux du professeur se ternirent de dépit.

« Ennuyeux.

— Une saloperie biotechnologique a été détruite. Personnellement, je ne trouve pas ça ennuyeux.

— Je ne parle pas de ce projet-là, mais de l’autre...

— Quel autre ? »

Mark se souvint qu’Indrani lui avait parlé des inventions de Jean Hébert.

« Connaissez-vous le Soma ?

— La divinité du Rig Veda ? »

Salinger acquiesça d’un clignement de cils.

« Un mandala entier, le neuvième, lui est consacré. Les hymnes disent de lui qu’il apporte l’ivresse et l’immortalité à ses adorateurs. La plupart des exégètes pensent qu’il s’agit d’un simple symbole, mais Hébert était persuadé qu’un principe biologique se cachait sous cette divinité. La prolongation de la vie humaine était devenue son grand dessein, son obsession. Mais il avait besoin d’argent et personne ne s’intéressait à son projet. Seul le Dalit s’est montré preneur, à la condition qu’il aide les biologistes intouchables à mettre au point une arme biotechnologique, un virus mutant destiné à réduire à néant la production de soja et à soulever d’insurmontables problèmes en Occident.

— Son idée de Soma n’a vraiment intéressé aucune entreprise de bio-ingéniérie, aucun laboratoire ?

— Même s’il avait côtoyé les plus grands esprits du siècle dernier, il passait pour un farfelu. Et puis il s’était converti à l’Islam. Il a donc accepté l’argent et le marché du Dalit. »

Le professeur s’absorba dans ses pensées pendant quelques instants.

« Je l’ai rencontré à deux reprises, reprit-il. Et je crois qu’il s’est très rapidement rendu compte de son erreur. Il espérait sans doute mener jusqu’au bout ses recherches sur l’immortalité sans en payer le prix aux Intouchables. Il a consulté les plus grands spécialistes en sanskrit, les botanistes, les médecins ayurvédiques... Et il a fini par identifier la plante qui correspond à la définition du Soma. Une plante qui pousse dans un biotope très particulier des Himalaya et qui a pour caractéristique de produire une quantité phénoménale de bactériocines. Vous savez ce que sont les bactériocines ? »

Mark hocha la tête.

— Je crois, oui. C’est ce qui tient lieu de système immunitaire chez les plantes, n’est-ce pas ? Des protéines capables de tuer les bactéries...

— Exactement. La consommation régulière de Soma entraîne une modification en profondeur de la flore intestinale. Et, comme vous ne le savez peut-être pas, la qualité de la flore intestinale joue un rôle considérable dans la durée de vie d’un animal... ou d’un homme.

— C’était donc ça, l’invention de Hébert ? La découverte d’une plante, tout bêtement ?

— Non. Pas seulement. Son idée était de concentrer en une seule plante, par transgenèse, divers composants contribuant au ralentissement du vieillissement des cellules. Il a intégré au génome du Soma des gènes codant pour la fabrication de polyphénols – un antioxydant – et pour celle de bêta-glucanes. Lesquels bêta-glucanes stimulent le système immunitaire. Seulement, il s’est produit quelque chose qu’il n’avait pas prévu.... »

Mark le dévisagea en silence, intrigué.

« Quelque chose d’imprévisible, par définition. Car la génétique est une science en partie imprévisible, quoi que certains esprits réducteurs ou mal informés puissent en dire… Bref. Il s’est avéré que la réunion de ces gènes sur un même génome – celui du Soma – a produit un effet bien supérieur à celui normalement généré par la somme des trois, stricto sensu. Si bien que Hébert s’est retrouvé devant un alicament capable d’assurer à ceux qui l’ingèrent non pas l’immortalité, bien évidemment... Mais un allongement spectaculaire de la durée de vie.

— Que contenait le DVD que vous remis Joanna ?

— Une partie du décodage génétique du Soma. Mais il nous manque certaines données, gardées en mémoire dans le laboratoire du Dalit, et Hébert n’a jamais voulu nous révéler la région des Himalaya où pousse cette plante.

— Les services secrets indiens étaient au courant de tout cela ?

— Naturellement. Ils proposaient de confier l’invention de Jean Hébert au W.E.R. si, de notre côté, nous aidions leurs agents à éradiquer le mouvement terroriste du Dalit. Mais je savais qu’ils n’avaient pas l’intention de respecter leur contrat, et j’ai veillé à les aiguiller sur une fausse piste. Quel gouvernement ne rêverait pas de détenir le pouvoir de doubler ou de tripler l’espérance de la vie humaine ?

— Que se serait-il passé si vous aviez été en mesure de matérialiser le rêve de Jean Hébert ? »

Salinger joua avec un stylo qui traînait sur le sous-main de cuir.

« Nous y parviendrons sans doute un jour. Nous serons alors placés devant un dilemme éthique. Le même d’ailleurs que celui posé par la biotechnologie dans son ensemble. Faut-il commercialiser une invention qui prolonge la durée de la vie ? A partir de quel moment renions-nous notre propre nature et cédons-nous à la tentation eugéniste ? Les enjeux financiers ne fausseront-ils pas les données ? Ne risquons-nous pas d’aggraver les inégalités entre le Nord et le Sud ? De déclencher une guerre de l’immortalité comme nous avons déclenché la guerre des brevets ? »

Il tira la manche de sa veste et jeta un coup d’œil sur sa montre.

« Et Duane Shorty ? demanda encore Mark.

— Il avait une double casquette. Il travaillait à la fois pour le W.E.R. et la BioGene.

— Merci de m’avoir tenu au courant...

— Je ne pouvais pas vous parler au téléphone. Le réseau mondial de communication est devenu une gigantesque oreille. D’ailleurs, on a constaté des cas de mort suspecte parmi les dirigeants de plusieurs entreprises de biotechnologie, la BioGene, la Grasanco, la ProTech... La guerre des gènes bat son plein. »

Le professeur se leva et se dirigea vers la patère où était suspendu son éternel imperméable.

« Je dois vous quitter maintenant. Je vous accorde, disons deux semaines de congé. Profitez-en pour vous refaire une santé. »

 

Le cœur battant, Mark poussa la porte du pavillon de la Butte-aux-Cailles. Joanna l’attendait, debout dans le vestibule. Belle comme seules peuvent l’être les femmes de quatre-vingts ans qui restent jeunes parce qu’elles ont accepté de vieillir. Une paire de béquilles appuyées contre un mur informa Mark qu’elle avait recueilli un blessé du nom de Fred Cailloux.

« Tu vas me disputer, mon minou... », commença Joanna.

Il se rapprocha d’elle et l’attira contre lui. Il n’avait pas envie de lui adresser le moindre reproche. Seulement de se blottir dans sa chaleur, de respirer son parfum.

« Eh, Mark Sidzik, j’existe aussi ! »

Jamais le timbre grasseyant de Fred ne lui avait paru si mélodieux. Vautré sur le canapé du séjour, coincé dans son plâtre comme une tortue dans une moitié de carapace, le revenant Cailloux le fixait d’un air goguenard.

« Ça ne te gêne pas si je zone chez ta grand-mère pendant quelque temps ? J’ai déjà donné pour l’hôpital. J’ai risqué ma vie pour te tenir la main en Inde. Ça vaut bien qu’elle me dorlote un peu, non ? »

Mark ne répondit pas. Le rêve de Jean Hébert resterait une utopie, Indrani un souvenir, c’était sans doute mieux pour tout le monde. Sans relâcher Joanna, il leva les yeux sur le portrait de Samuel qui fixait pour l’éternité le clan reconstitué.